Quand Emmanuel Tibloux est venu nous trouver pour participer à cet ouvrage, nous un petit collectif ancré dans un tiers-lieu paysan au nord du département de la Loire, il nous a principalement lancé cette question : “les tiers-lieux, solution réelle ou mot-mana” ?
Outre le fait que nous ayons dû chercher la définition de “mot-mana”, nous nous sommes aussi questionnés, rapidement, sur le pourquoi de notre présence dans un livre parlant d’un design écologique et social en milieu rural.
Pour nous situer, nous écrivons cet article à deux, Tom, designer diplômé de l’école Boulle, et Samuel, consultant en politiques publiques issu de l’IEP de Grenoble. Nous sommes passés dans de multiples collectifs d’indépendants, des fablabs, travaillant principalement ces dernières années pour des agences d’État, avec lesquelles nous avons produit des expérimentations, des enquêtes, que nous avons parfois accompagnées, principalement autour de questions d’écologie et de territoire.
Quelque peu lassés du peu d’impact de nos actions, nous nous sommes laissés gagner par ce que les sociologues Danièle Hervieu Léger et Bertrand Hervieu nomment “l’utopie du retour”1, mais dans la ferme familiale de Samuel, où nous avons fondé un collectif avec ses parents, François et Françoise, pour transformer la ferme en Tiers-lieu.
Issus de lignées paysannes du coin, François est paysan et Françoise était infirmière. Mais, et nous aurons l’occasion d’y revenir, ils sont un peu plus que cela. Ils portent une histoire et une identité rurale et paysanne qui nous ont amenés et nous amènent encore à déconstruire nos postures initiales.
C’est peut-être aussi cela, le but de notre témoignage. Nous, nos grandes théories, gonflés de notre vision d’un design hétérodoxe, persuadés des choses que nous pouvons et devons apporter au territoire, nous nous retrouvons en toute humilité à nous rendre compte que nous ne savons pas.
Non sans une certaine ironie, c’est auprès de celles et ceux qui ont été les grands perdants de la révolution industrielle, le monde paysan, que nous ré-apprenons un quotidien. Et que ce quotidien est profondément écologique, politique2. Dans les gestes que nous pouvons vivre à la ferme, l’arrosage des plantes, la réparation d’un toit ou un repas préparé collectivement, se dévoilent une matérialité du monde, qui fait fondamentalement défaut au monde urbain pour faire société autour de l’écologie. Voire, que ce petit terreau paysan nous amène à re-territorialiser le grand design industriel dans le territoire, et lui donne l’occasion de prendre une bifurcation réellement écologique.
Que faut-il garder du design ? Petite relecture historique et partielle
Bien sûr, nous ne sommes pas arrivés au tiers-lieu vierges de toutes pensées et imaginaires. Nous sommes venus empli de la vision d’un design dissident forgé au gré de nos vécus.
Un design dissident qui s’est principalement fabriqué à travers les différentes expériences de Tom. Lorsqu’il commence à étudier le design, Tom est fasciné par les nouvelles technologies numériques. Le mythe du progrès et cette articulation entre sciences et industrie le pousse à explorer les techniques de pointe, avant de se rendre compte que les objets qu’il va créer, il ne peut pas se les acheter. Le concepteur qui se voyait déjà promis à une carrière de démiurge créateur cherche dans l’histoire d’autres voies pour échapper à cette injustice sociale ressentie dans la chair. Démarre alors la recherche d’un design, autre, hétérodoxe. Et avec cette recherche, une relecture, plus politique, de celles et ceux qui ont pensé le monde à travers le design. Là où les designers étudient William Morris pour son papier peint, les sciences sociales et politiques voient en lui un des pères fondateurs du socialisme au Royaume-Uni.
Les utopies sociales que Tom découvre sont des brèches dans l’horizon d’un avenir qui, jusqu’à présent, allait de soi. La technique est un fait qui s’organise, le designer est responsable de certains de ses choix. Irrigué de penseurs critiques, à commencer par Ivan Illich, père de l’écologie politique, il sort convaincu que le design doit renforcer les liens humains. Permettre de s’organiser pour produire à des petites et moyennes échelles. Il tente de donner forme à ce que ce dernier appelle “l’outil convivial”3 : c’est le titre de son diplôme à l’école Boulle, une réflexion critique autour d’une cafetière réparable, fabriquée localement, porteuse d’une vision critique de la société thermo-industrielle, par l’autonomie technique dont elle dote à nouveau ses utilisateurs et utilisatrices.
La suite ?
Ce sont des espaces d’utopie plus concrètes. Le monde des fablabs et des hackers. Celui d’un monde de la post-industrie4, où l’on bidouille soi-même des objets plus ou moins numériques, où l’on débat sur la technique, ses limites. C’est un compagnonnage avec un fablab situé à la Villette, Villette Makerz, qui déjà mêle imaginaires, culture, design et néo-artisanat local.
C’est Poc215 à l’été 2015, sa micro société écologique à ciel ouvert. Un temps où pendant deux mois, makers, designers, entrepreneurs sociaux, se retrouvent pour prototyper des solutions concrètes pour un monde écologique. C’est par exemple l’invention d’une cuisine par un jeune collectif de designers, qui n’utilise quasiment aucune énergie électrique et une quantité d’eau infime. Une cuisine low tech, capable de répondre à des besoins du quotidien tout en portant une vision techno-critique de la société6.
C’est enfin la rencontre avec Samuel autour de la web-série Hyperliens. Un roadtrip à travers la France des quartiers populaires et de la diagonale du vide, qui filme et documente le mouvement des tiers-lieux. “Ces espaces investis collectivement, dans lesquels” pour le sociologue Pascal Nicolas le Strat {Nicolas le Strat, P. (2018) Lieux infinis, construire des bâtiments ou des lieux. Encore heureux. 16eme biennale d’architecture.}, “un autre monde se cherche, se travaille s’explore, contribuant par leurs critiques de l’existant à définir de nouvelles pratiques et de nouveaux usages.”Une rencontre qui les mène en 2020, en plein Covid, à s’inscrire dans une démarche collective de transformation d’une ferme en tiers-lieu paysan.
Où atterrir ?7 Le tiers-lieu comme piste d’atterrissage sur le territoire.
Nous vous en parlions au début de ce texte, avant même de faire tiers-lieu, nous avons dû, Tom et Samuel, nous inscrire dans un processus de re-territorialisation. Qui s’est transformé en un processus de déconstruction pour apprendre à faire avec le territoire. En toute honnêteté nous n’y sommes pas encore, et nous partions de loin, au contraire de François et Françoise.
Comme lors de cet événement pour la Biennale du design que nous avions nommé “Culture Futur, fêter la culture en ruralité”, qui fût un véritable flop ; personne en local n’aurait eu l’idée d’utiliser le mot “ruralité” pour décrire la Côte Roannaise. Ou lors du lancement d’un “Fablab rural” à la ferme. On voit encore Tom, parfois, s’échiner à en parler, et susciter l’extinction dans le regard de son interlocuteur.
Nous inscrire dans la ferme de la Martinière nous a permis de commencer à voir, à observer les rapports de classe et de domination dont nous étions porteurs. Notre langage urbain pétri de novlangue, qui exclut plus qu’il ne fédère. Notre position sachante, forgée dans de grandes écoles et auprès d’agences d’Etat, qui écrase plus qu’elle n’élève. Nos méthodes qui réifient nos interlocuteurs quand elles prétendent répondre à leurs besoins.
En bref, se départir d’une partie de ce qui nous constituait, nous hybrider8 sous peine de rester hors sol.
Cette remarque est banale.
Mais elle implique de cesser de “faire pour”, posture quasi maladive de l’expert, pour commencer à “faire avec” celles et ceux qui composent le milieu dans lequel nous nous inscrivons. Sortir du surplomb pour entrer dans l’idée d’une égalité radicale9.
C’est à partir de ce moment-là que nous avons pu réellement commencer à faire tiers-lieu, puisqu’un tiers-lieu ne se décrète pas10, mais qu’il se bâtit pas à pas.
Si l’on doit être tout à fait franc, l’idée du tiers-lieu paysan de la Martinière n’est pas de nous. D’ailleurs ce que l’on nomme aujourd’hui tiers-lieu, comme un habitué de la ferme a pu nous le faire remarquer, a toujours existé11.
La première pierre a été posée par François en 2013, lorsqu’il souhaitait “partager la ferme”, l’ouvrir à d’autres producteurs et productrices en bio. Plus loin encore dans le temps, les premiers jalons ont été posés dans les années 2000 par Françoise avec le réseau “Fermes pédagogiques”, cette alliance de plusieurs fermes autour de l’agro-écologie à destination des enfants du Roannais. Ou encore en 95 avec les premières “Portes Ouvertes”, qui ouvraient la ferme aux habitants et habitantes du territoire. Ou en 94 avec la première CUMA des viticulteurs du Roannais, une Coopérative d’Utilisation du Matériel Agricole qui entérinait le partage du matériel agricole pour créer le début d’un commun technique. Une liste que nous pourrions étirer encore.
Ce sont les pratiques de François et Françoise, héritées des mouvements de l’éducation populaire comme le MRJC, Mouvement Rural des Jeunesses Chrétiennes ; ou du syndicalisme paysan, François ayant été animateur à la Confédération Paysanne dans les années 80.
En vérité le tiers-lieu était déjà là. Nous n’avons rien créé, tout juste nommé, révélé .
C’est ce travail de fourmi, ce tissage patient sur des années, liens par liens, réseaux par réseaux, qui ont créé le milieu dans lequel nos idées et pratiques du design ont pu commencer à se déployer, et non l’inverse.
Le devenir paysan du monde ?
Cette partie, nous ne l’avons pas décrétée, elle s’est imposée à nous. En 2021 nous accueillons nos premiers étudiants et étudiantes du DSA de l’école Boulle. Le programme est chiadé, les intervenants et intervenantes de qualité. Anthropologie de la technique du Design avec Tom, cours sur le ré-emploi avec une amie architecte spécialiste, etc.
Que restait-il à ces étudiants et étudiantes quelques semaines plus tard?
Les temps quotidiens de la ferme. Ceux de la préparation du repas. Les moments au jardin, à enlever les mauvaises herbes. Les temps de banquet, sortir les grandes tables. Vider les toilettes sèches. Tout ce qui constitue une partie des gestes nécessaires à une vie paysanne communautaire.
Ces gestes que Geneviève Pruvost, nomme dans Quotidien Politique, Féminisme, Écologie et subsistance, comme des gestes qui s’inscrivent à nouveau dans ceux “de la maisonnée paysanne” : des gestes qui réussissent l’exploit, de mêler cette matérialité du quotidien12, de retrouver une partie sensible du monde dont le monde urbain nous coupe, de rendre visible à nouveau ce qui nous permet de subsister.
Où préparer un repas, ne se résume pas uniquement à une suite de tâches sans but. C’est s’inscrire à nouveau dans des pratiques collectives et politiques issues du monde paysan : cueillir au jardin les légumes dont l’on a besoin après avoir arraché les mauvaises herbes le jour d’avant , s’auto-organiser pour que le repas soit prêt à l’heure et que chacun et chacune prenne sa part de labeur, critiquer la superstructure industrialo-capitaliste en débattant de ce que l’on achète ou pas dans les circuits courts du coin pour le déjeuner.
Cet apprentissage ou re-découverte d’un quotidien, ne s’inscrit pas dans l’éco-geste, acte individuel de l’hypermodernité capitaliste, mais bel et bien dans la compréhension que “l’engagement individuel” est toujours “associé à une dynamique collective”, “ancrée dans un même territoire”13. D’une subsistance commune comme base d’un mode de vie, dont une certaine société paysanne a toujours été porteuse, et qui revient sur le devant de la scène depuis quelques années.
C’est la fabrication et la création d’outils non mécanisés, incarnation d’une pensée techno-critique que l’Atelier paysan a résumé dans Reprendre la terre aux machines. C’est prendre soin à plusieurs d’un jardin partagé, comprendre le temps à passer, définir les règles d’utilisation et d’usage, comme un apprentissage des communs. C’est ne pas être enfermé dans une identité professionnelle, partager une partie des tâches qui permettent à tous et toutes de subsister.
Alors que faire de ce quotidien écologique ? Entendons nous bien, nous ne proposons pas de revenir à la ferme paysanne d’antan dans sa version romantisée, telle qu’on la voit fleurir sur Instagram. Ou de devenir un éco-lieu qui abdique d’embarquer au-delà de la classe bourgeoise. Ou encore d’être le terrain d’atterrissage d’une pensée qui se contenterait d’esthétiser le vivant pour mieux en écrire des livres.
Ce que nous touchons du doigt, comme tant d’autres en ce moment, c’est la nécessité de lieux politiques comme des nouveaux corps intermédiaires autour de l’écologie. De dépasser les slogans souhaitant “sauver la planète” ou “le climat”, “hyperobjets”14 bien trop grands pour être appréhendés. De relocaliser et reterritorialiser les mouvements autour de l’écologie pour leur permettre de véritablement s’incarner15.
Non pas revenir à la ferme d’antan donc, mais bien faire des fermes porteuses de cette vision d’une société paysanne écologique, les fers de lance d’une nouvelle culture écologique et d’une nouvelle matérialité politique, comme ont pu l’être les Bourses du travail au mouvement ouvrier. De véritables écoles hors les murs avec la figure du paysan en son centre, à nouveau en mesure de rayonner et de transmettre : les communs, une vision techno-critique, une connaissance de la sobriété, le fameux nouveau rapport au vivant, etc.
La place du design ? S’il n’a jamais cessé d’être politique, il lui reste aujourd’hui à choisir son camp.
Auteurs
Tom HEBRARD – Artiste, designer & enseignant
Samuel CHABRÉ – Cofondateur du Tiers-lieu paysan de La Martinière
Cet article a été republié dans l’Observatoire des tiers-lieux dont vous trouverez l’article au lien suivant :
- Hervieu-léger, D. et Hervieu, B. (2023) Le retour à la nature en vue des temps difficiles : L’utopie néo-rurale en France. Éditions de l’aube.}, pour désigner ces néo-ruraux qui quittent le monde des métropoles pour retourner à la campagne. Ce retour, comme bien d’autres finalement, nous ne l’avons pas vécu n’importe où {Rapport popsu (2023) Exode urbain, un mythe, des réalités. ↩︎
- Pruvost, G. (2021) Quotidien politique, féminisme, écologie, subsistance. La découverte. ↩︎
- Illich, I. (1973) La Convivialité. Le Seuil. ↩︎
- Sottsass, E. (1973) Tout le monde dit que je suis très méchant. Casabella n° 376. ↩︎
- Camp d’innovation POC21, https://fr.wikipedia.org/wiki/Camp_d%27innovation_POC21 ↩︎
- Collectif Bam, https://www.collectifbam.fr/projets/realisations/cuisine-low-tech/resume ↩︎
- Latour B., (2017) Où atterrir, comment s’orienter en politique. La Découverte. ↩︎
- Gwiazdzinsk, L. Lieux infinis, construire des bâtiments ou des lieux. Encore Heureux., p42-43. ↩︎
- Rancière, J. (1987) Le maître ignorant, 5 leçons sur l’émancipation intellectuelle. Éditions Fayard. ↩︎
- Movilab, Manifeste des tiers-lieux, wiki. ↩︎
- Hevesi, A., (2022) La Martinière, une ferme au pays des tiers-lieux nourriciers, Mémoire de recherche. ↩︎
- Lefebvre, H. (1958) Critique de la vie quotidienne. L’Arche. ↩︎
- Pruvost, G. (2022) « Réinventer un quotidien plus respectueux de la planète, c’est se confronter à la question féministe du “Qui fait quoi ? ” » Le Monde. Lien de l’article : https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/01/17/reinventer-un-quotidien-plus-respectueux-de-la-planete-c-est-se-confronter-a-la-question-feministe-du-qui-fait-quoi_6109818_3232.html ↩︎
- Morton, T. (2019) La pensée écologique. Éditions Zulma. ↩︎
- D’allens, G. (2023) « Les bourses du travail, un modèle pour les luttes écologistes ? ». Reporterre. https://reporterre.net/Les-bourses-du-travail-un-modele-pour-les-luttes-ecologistes ↩︎