Les œuvres d’art peuvent participer à résoudre notre crise de la sensibilité, à prendre conscience de nos « concernements 1» au sein de la « zone critique »2 , cette petite couche de Terre que nous occupons. Situées dans l’espace public, elles nous aident à saisir la nature du problème, qui est d’ailleurs souvent un problème avec la nature, dans l’habitat même de la majorité d’entre nous.
Il faut rendre hommage aux pionniers, qui ont produit des œuvres encore fécondes pour penser ce que pourrait être aujourd’hui un art authentiquement écologique : Uriburu déversant, en 1968, de la fluorescéine dans le Grand canal, ou les artistes de l’art écologique américain3 comme Ágnès Dénes faisant pousser en 1982 un champ de blé en plein cœur de New-York. Aujourd’hui, le projet arboricole de Thierry Boutonnier ou Le Sentier de Stéphane Tidet montrent, à travers la commande publique, un visage plus sage mais tout aussi impliquant, et répondant à des exigences environnementales élevées.
Cycle de vie, économie de la fonctionnalité, sobriété
Pour satisfaire à de telles exigences, il est essentiel d’éco-produire mais aussi d’analyser le cycle de vie des œuvres, pour qu’enfin elles « survivent à leur inauguration »4, quand beaucoup vivent mal dans leur environnement. La sobriété peut être au cœur même du projet artistique, en dépassant le principe de l’ajout d’un objet. L’œuvre participe alors directement à l’espace urbain : à sa mise en espaces (les Traverses d’Aurélien Bory à Nantes), en regards (La station d’Anita Molinéro Porte de la Villette à Paris) ou en pratiques (La table gronde d’Yves Chaudouët à Rennes).
Certains projets très réussis s’appuient sur l’économie de la fonctionnalité, au fondement du principe des communs qui permet l’appropriation, sans possession ou instrumentalisation, par l’usage. Ils associent les publics, qui deviennent ainsi usagers voire, si les artistes le souhaitent, co-auteurs comme pour le parc urbain Superkilen à Copenhague du collectif Superflex. Ces œuvres participent incontestablement à l’expérience5 urbaine et artistique, et à de nouvelles esthétiques environnementales6.
Écosystème, (bio)diversité et collaboration
Quand une œuvre advient dans l’urbain, c’est au sein d’un paysage existant, et d’un écosystème, avec ses données techniques, climatiques, mais aussi humaines : usages et rapports de force. En tenir compte permet de ne pas porter atteinte à ce biotope mais aussi que l’œuvre s’y intègre. L’espace public n’est ni stérile ni neutre et si, nous dit Thierry Paquot7, les conditions de la ville heureuse sont l’urbanité, la diversité et l’altérité, alors l’œuvre peut en être partie prenante, mais aussi bénéficiaire.
La première condition pour cela est la collaboration, de plus en plus valorisée, entre artistes, paysagistes, architectes, tous créateurs en ville. Mais les projets les plus réussis, dans le temps, sont ceux qui résultent d’une collaboration, moins souvent mise en avant, avec les techniciens, agents de la voirie, de la démocratie locale ou régies de transports. Au même titre que le soin d’une terre nécessite la connaissance des hommes et des femmes qui la travaillent depuis longtemps, sans pour autant refuser toute innovation, l’implantation et la maintenance d’une œuvre implique les savoir-faire et l’engagement de ceux qui « travaillent » la ville.
Quand Randa Maroufi crée le projet Les intruses à Barbès, elle ne peut produire, puis afficher, sans qu’elles ne soient dégradées, ses images de femmes remplaçant les hommes que parce qu’elle a compris et s’est appuyée sur l’écosystème, sans l’accepter comme tel. La durée prévue du projet, 18 mois, s’est aussi avérée juste.
Penser l’espace mais aussi le temps, prendre soin
La question du temps demeure en effet un impensé : les projets dans l’espace public sont pour une nuit ou pour toujours. Or, la consommation de ressources nous oblige à questionner l’éphémère, et dans la rue, les œuvres ne durent pas sans souffrir.
Là aussi, les principes écologiques peuvent être mobilisés en créant des œuvres mobiles, réutilisables, une économie de la circularité, comme les œuvres réactivables du Centre national des arts plastique8. On peut aussi imaginer des durées adaptées, quelques mois à quelques années, anticiper les usages et prévoir, avec l’artiste, des temps de revoyure et de maintenance technique mais aussi artistique9 pour les usages non prévus, qu’ils soient positifs ou nuisibles aux œuvres.
Le projet doit être pensé comme un processus. L’amont n’est pas du temps perdu : il peut même être du temps artistique en particulier pour les projets mémoriels10.
Nous pourrions aussi porter plus d’attention aux œuvres qui intègrent en leur sein même leur durée de vie, comme les pigments qui s’effacent doucement du Temps entre les pierres de Flora Moscovici. Il y a aussi les projets qui ne voient pas le jour « en grand » parce que l’on parvient parfois à ne pas faire, en domptant notre peur du vide, mais dont le travail préparatoire fait œuvre : comment faire connaître et réutiliser le compost artistique que constituent tous les projets finalement non retenus ?
Enfin, il nous reste à inventer des dispositifs pour continuer à prendre soin des œuvres quand leur présence dans l’espace public prend fin. Mentionnons à cet égard le projet cONcErn qui se décrit comment un « environnement hôte » à Cosne-d’Allier pour les œuvres qui risquent la destruction ou l’abandon. « Davantage une collecte qu’une collection », cONcERN les accueille dans un espace de stockage et de visibilité, après la mise en scène de leur voyage, en réfléchissant à la manière dont elles peuvent continuer d’exister.
Petit à petit, appuyons-nous sur une écosophie féconde pour un « outdoor art »11 dont les œuvres peuvent être présentes sans être monumentales, afin de constituer une commande publique « au pluriel » faite de diversité, de participation et d’expérimentation12, en étant attentifs aux initiatives justes, pas forcément prescriptives, dans l’espace urbain. Prenons soin de l’œuvre comme une entité évolutive et agissante, afin qu’elle puisse participer à prendre soin de nous.
- Baptiste Morizot, Manières d’être vivant, Actes Sud, 2020 pp 17-21 ↩︎
- Bruno Latour, Comment les art peuvent-ils nous aider à réagir à la crise politique et climatique, L’Observatoire, 2021/1 n°57, pp 23-26 ↩︎
- Bénédicte Ramade, Vers un art anthropocène, l’art écologique américain pour prototype, les Presses du réel 2022 ↩︎
- Laurent Le bon, Commandes au risque du temps, l’Art à ciel ouvert, Tome 1, Flammarion, 2008 ↩︎
- En tant que partie prenante de la vie quotidienne et démocratique, au sens de John Dewey, Art as experience, première édition 1934, traduction française Folio, 2010 ↩︎
- Nathalie Blanc, Vers une esthétique environnementale, Quae, 2008 ↩︎
- Thierry Paquot, Terre urbaine, Cinq défis pour le devenir urbain de la planète, La Découverte, 2016 ↩︎
- Le programme de commande publique d’oeuvres réactivables du CNAP pour l’espace public a été lancé en 2019. Les œuvres sont installées de manière temporaire sur la base des protocoles fixés par les 15 artistes et collectifs lauréats, en partenariat avec les collectivités locales qui les accueillent. ↩︎
- Jérôme Denis, David Pontille, Le soin des choses, politique de la maintenance, La Découverte, 2022 ↩︎
- Vinciane Despret, Les morts à l’œuvre, La Découverte, 2023 ↩︎
- Joëlle Zask, Outdoor art, La sculpture et ses lieux, La Découverte, 2013 ↩︎
- Thierry Dufrêne, La commande publique au pluriel, diversité, participation, expérimentations, L’Art à ciel ouvert, tome 2, Flammarion, 2019, P11-15 ↩︎